Les Verklingende Weisen

( « Chansons qui finissaient de chanter » )

collectées par Louis Pinck.

 

Les chansons de Bergamasque :

La frontière, richesse et souffrance des Mosellans.

 

Nous sommes tous Mosellans d'origine ou d'adoption et nous habitons la partie germanophone de la Moselle.

La Moselle est séparée en deux par une frontière linguistique, qui se trouve posée là, on ne sait trop comment, étrangère aux accidents du sol, forêts, collines, vallées, et n'ayant guère varié depuis quinze siècles. Au nord et à l'est, la population parlait le francique, une langue germanique.

Dans cette Moselle germanophone, un curé, Louis Pinck, participa au début du 20 ème siècle au grand mouvement européen de collecte de chansons populaires, parallèlement au Comte de Puymaigre et au Docteur de Westphalen qui avaient collecté en Moselle francophone. Il publia 400 chansons en 4 volumes (un 5 ème volume fut édité plus tard par sa soeur), qui correspondaient à son goût de la chanson populaire et à l'idée qu'il se faisait de la Lorraine. Elles appartenaient à l'aire culturelle allemande mais, pour être sûr que ces chansons provenaient bien du vieux fonds culturel de la Lorraine germanophone, il n'avait retenu que celles qui étaient chantées avant 1870, prenant soin d'éliminer celles qui avaient été « importées » du fait de l'annexion allemande.

Louis Pinck était un homme de convictions, profondément attaché à la foi catholique et à la Lorraine, à sa langue, ses coutumes et ses traditions. Sa grand-mère lui avait transmis cet héritage culturel, il s'en sentait le dépositaire, et la langue maternelle qui l'avait véhiculé revêtait pour lui un caractère sacré. Ce furent les passions de sa vie.

Ainsi, né après l'annexion allemande de 1870, nourri de culture germanique, ayant fait toutes ses études dans le système scolaire allemand, Pinck avait pris le parti, non pas de l'Allemagne, mais de ceux qui avaient accepté cette annexion comme un fait accompli, luttant, au sein de ce nouveau pays, pour la défense des droits des Lorrains. D'ailleurs, le caractère centralisateur et laïc de l'Etat Français représentait à ses yeux une menace pour la langue et les particularismes. Evidemment, dans le contexte politique de l'époque, c'était prendre un risque. Il prouvera son intégrité et son courage dans sa lutte pour la promotion et le développement de la Lorraine, en s'attaquant à l'empereur Guillaume II, qui traitait, selon lui, cette région comme une véritable colonie d'Empire. La sincérité de ses positions ne pouvait que faire de lui une victime de la « réal politique », les Allemands n'ayant, avec raison, que peu confiance dans l'attachement des Mosellans à cette nouvelle patrie qu'on leur avait imposée.

Après la victoire française de 1918, Pinck se plia, sans enthousiasme certes, au nouveau destin de la Lorraine redevenue française. Il souhaitait avant tout que la Lorraine germanophone puisse conserver son originalité, à savoir sa langue et ses traditions. Ce n'est que devant la francisation brutale imposée par des administrateurs envoyés par Paris et ne connaissant rien de la situation locale, qu'il prit position contre la politique scolaire et contre les manuels scolaires français ; ce qui lui valut d'ailleurs d'être traduit en justice en 1926.

Cette même année, Pinck réussit à faire éditer une partie de cet héritage, considéré par les chercheurs allemands comme un véritable trésor culturel. Ces chansons allemandes n'étaient plus chantées en Allemagne. Elles avaient pénétré en Lorraine francique par le Luxembourg, la Sarre, le Palatinat et vraisemblablement par l'Alsace, et s'y étaient maintenues plus longtemps que partout ailleurs. Phénomène connu, c'est souvent aux marches des pays que l'on rencontre les traditions les plus anciennes. La Lorraine, aux marches de l'Empire germanique en est un exemple. Pinck reçut en 1936 le premier prix Görres de l'Université de Bonn pour sa « collection de chansons populaires la plus importante et la plus précieuse de par le texte et la mélodie qu'on ait constituée depuis un siecle ».

En même temps, cette même année, Pinck, membre de la Société du folklore français, insista, lors d'une réunion à la Sorbonne, sur la nécessité de créer une sorte de filiale qui s'occuperait du folklore lorrain de langue allemande. C'était pour Pinck un pas décisif en direction de la France, une façon de prendre ses distances par rapport à l'Allemagne nazie.

Ces chansons ont une valeur esthétique indéniable, qu'avaient remarqué bien plus tôt des maîtres tels Herder ou Goethe. Pinck avait retrouvé vivantes sur les lèvres des chanteurs lorrains la majeure partie des 12 chansons populaires dont Goethe avait noté les paroles en Alsace en 1771, à l'instigation de Herder. Beaucoup d'autres chansons ont la même valeur poétique. On pense à l'oeuvre de Achim von Arnim et Clemens Brentano, le « Knaben Wunderhorn », recueil de 600 chansons populaires allemandes éditées en 3 volumes de 1806 à 1808, marqué profondément par le romantisme. D'ailleurs dès ses études secondaires à Bitche, le jeune Pinck était entré en contact avec la littérature allemande (annexion oblige) et notamment avec ce recueil. Il comparera les chansons du « Wunderhorn » avec celles que lui chantait sa grand-mère et comprit vite qu'il y avait là en Moselle un capital culturel d'une grande richesse.

Mais Pinck fait son collectage, puis ensuite fait éditer ses ouvrages dans les années les plus critiques du conflit qui oppose la France à l'Allemagne. Alors, ses chansons allemandes tombent au mauvais moment. Personne n'est capable d'assumer cet héritage encombrant. Les Français veulent l'ignorer; comment pourraient-ils accepter de comprendre le paradoxe linguistique des Mosellans germanophones incorporés dans les régiments français avant 1870 ? Ils chantent en allemand une chanson qui parle des trois belles couleurs qui brillent comme de l'or ; la première est blanche, la deuxième bleue, et la troisième signifie le sang versé pour la France. Et pourtant, il ne faut pas oublier que la Lorraine est une des provinces française qui a donné le plus grand nombre d'officiers et de généraux à notre pays. L'est Mosellan y contribua largement avec par exemple les maréchaux Michel Ney de Sarrelouis, vrai fils de la Lorraine allemande, et Georges Mouton de Phalsbourg (« Mon Mouton est un lion » dira Napoléon).

Nous avons été sensibles à la beauté de ces chansons, proches parfois des lieder de Schumann (par exemple le « Dichterliebe »), de l'ambiance de certains lieder de Schubert. Brahms en a colligées dans ses recueils de « Deutsche Volkslieder ». Erich Doflein en a utilisées dans les cahiers de sa célèbre méthode de violon. Il avait basé une partie de sa pédagogie sur l'apprentissage de la musique en utilisant les chansons populaires (cet auteur a d'ailleurs eu une correspondance suivie avec Bartok, autre grand collecteur de musique populaire).

Nous nous sentions donc porteurs, et, on peut le dire, presque défenseurs, de ce patrimoine poétique et musical particulierement intéressant. Nous l'interprétons, traduit en français, avec Marie-Paule Schaeffer, qui chante avec autant de bonheur les mélodies classiques que les mélodies populaires, entourée de deux guitaristes, une violoniste et un accordéoniste.

Nos premiers spectacles étaient destinés a faire connaître nos traditions, par ce qu'en disaient ces chansons : la vie dans les villages, avec l'histoire de deux personnages, Louis et Rose, qui vivent leur amour tout au long du cycle des saisons, et des coutumes qui s'y rattachent ; les coutumes et les traditions de Noël avec la Veillée de l'Avent. Les chansons descriptives nous permettaient d'animer des sites : notre rivière, la Nied, et l'esprit de la rivière, une chapelle, un cimetière et les légendes qui s'y rattachent, une prairie au clair de lune et les êtres mystérieux qui la peuplent.

Les chansons de conscrits et la récurrence des chansons de départ pour la guerre nous ont amenés à approfondir le personnage de Louis, et à nous intéresser au vécu particulier des Mosellans pendant les périodes d'instabilité de la frontière du pays.

Nous avons interprété Tranchée, d'apres le livre Paroles de Poilus sous la direction de Jean-Pierre Guéno et Yves Laplume (Editions Librio et Radio France); et Drôle de Guerre, textes et chansons extraits des journaux écrits par les soldats pendant la période 1939-1940. Nous avons alors, pour les besoins du spectacle, élargi notre répertoire à des chansons plus récentes.

La préparation d'un spectacle au Fort de Queuleu, Moselle Captive, nous a plongés dans l'Histoire. Pour comprendre cette période trouble et complexe, la deuxième annexion de la Moselle et sa tentative de nazification par les Allemands, nous nous sommes plongés dans l'étude de ces trois guerres terribles entre la France et l'Allemagne, des deux annexions (la première a duré 48 ans), et de leurs conséquences : les 4 changements de nationalité pour les Mosellans. Comment cette cicatrice, la frontière linguistique encore mal élucidée, les ont placés toujours dans le camp du vainqueur, parfois bien malgré eux, toujours suspectés, ce qui explique le grand silence qui a suivi la Libération.

Au-delà du lieu de souffrances qu'a été le Fort de Queuleu, nous avons découvert des témoignages dramatiques, notamment dans les deux livres de Jacques Gandebeuf : Le silence rompu et La parole retrouvée (Editions Serpenoise). Son roman L'accent de mon père nous a vraiment encouragés à porter au jour, avec notre sensibilité et notre patrimoine poétique et musical, une histoire mosellane très particulière.

 

Pierre Schaeffer.

retour haut de page